Extrait du rapport du colonel Monniot

L'INSURRECTION (2).
Documents publiés dans le livre de M. Maurice Villard: "Les Massacres du 8 mai"

GUELMA  1H 28 12
ÉTAT-MAJOR                                                         Guelma, le 19 mai 1945
        -
DEUXIÈME BUREAU                                   
Rapport sur le mouvement insurrectionnel

N° 264/SUR/G*

1°/ - PRODROMES

          C'est essentiellement l'action abbassiste en étroite collusion d'ailleurs avec le P.P.A. et les Oulémas qui doit être considérée comme à la base directe du mouvement insurrectionnel.

          Les origines et les causes profondes relèvent d'un ordre connexe mais plus vaste et dépassent le cadre du présent rapport. Depuis le début de l'année dans les villes, dans les centres ruraux et jusqu'au coeur des douars les plus éloignés, l'action des A.M.L. se précipite.

          Les messagers se multiplient. Ils sont de toutes sortes et affiliés aussi bien aux A.M.L. qu'aux Oulémas. Quant aux éléments P.P.A., ils se cantonnent plutôt dans les villes et les centres du littoral.

          Les thèmes de propagande sont variés, mais se ramènent en général à des promesses d'indépendance, d'éviction des Français et d'émancipation. On parle toujours de MESSALI le martyr, et vers la fin, on laisse se répandre, sans chercher à l'arrêter, l'idée de la guerre sainte, qui trouve toujours un écho dans le coeur des musulmans simples.

          Dés Février 1945, les adhésions se chiffrent par milliers et le ton des propagandistes va crescendo dans la violence et l'insolence.

          En Mars, il est, évident que la masse des agriculteurs, petits, propriétaires et khammès, est en fermentation.

          Le fruit mûrit et les agitateurs s'en donnent à coeur joie sous l'oeil impuissant des autorités françaises qui doivent se contenter de rendre compte.

          Aussi bien, dans les villes, Guelma, Bône, Souk-Ahras, l'activité des A.M.L. en collaboration étroite et ouverte avec les Oulémas et les P.P.A. revêt un caractère encore plus concret.

          Les médersas qui ne sont en fait que des officines d'agitation, sont ouvertes. Les réunions y sont quotidiennes et se prolongent tard dans la nuit.

          Oulémas, P.P.A., Abbassistes, membres des sociétés sportives musulmanes, scouts, tout ce monde afflue, s'excite et se prépare â la lutte au vu et au su des services de renseignements qui doivent se borner au rôle d'observateurs.

          On chante les hymnes nationalistes, on multiplie les conférences sur la grandeur de l'Islam dans le passé et la place qui lui revient dans le présent, on confectionne des pancartes séditieuses, des pochoirs pour marquer les murs, des drapeaux de l'Islam avec l'étoile et le croissant.

          Il est évident qu'on assiste au développement d'un mouvement nationaliste généralisé reposant sur les deux thèmes essentiels de l'indépendance et de la guerre sainte.

          Bien vite ce mouvement passe au stade préparatoire de l'action insurrectionnelle.

          Pour ce faire, des sondages sont effectués afin d'observer les réactions de la masse, des services de sécurité et des autorités françaises.

          C'est, ainsi qu'on assiste au boycottage des listes électorales, au boycottage des cartes d'alimentation, au boycottage de la domesticité, au matraquage des consommateurs d'alcool dans les cafés européens, sous prétexte de faire respecter les préceptes religieux.

          Concurremment les tracts se multiplient et adoptent un ton de plus en plus violent,

          Le journal " Egalité " développe ouvertement le programme d'ABBAS, laissant souvent, apparaître clairement sa collusion avec le P.P.A., et pousse même l'impudence jusqu'à convier juifs et chrétiens à adhérer, en leur qualité d'Algériens, aux A.M.L.

          Le journal clandestin " l'Action Algérienne " continue à être imprimé et à circuler sans qu'on puisse saisir les presses ni arrêter sa diffusion.

          C'est là une preuve tangible d'une organisation secrète et solide dont il faut tout redouter.

          Bien plus, signes avant coureurs du terrorisme, des menaces sont adressées aux caïds, aux chefs de fraction, aux inspecteurs indigènes de la P.R.G. L'un de ces derniers est d'ailleurs exécuté à Alger.

          Ouvertement et de plus en plus fréquemment, des avis sont donnés aux européens qu'ils ne seront bientôt plus les maîtres, qu'ils seront chassés d'Algérie, que leurs biens reviendront aux indigènes. Ces avis sont également donnés, dans les école aux enfants européens par les enfants indigènes.

          Par certaines correspondances on apprend que " tout va bien, et que le jour est proche et qu'on n'attend plus que l'annonce du jour J et de l'heure H pour chasser le roumi détesté ".

          Des annotations du même ordre figurent sur des photographies d'européens trouvées en possession des indigènes.

          Ce même thème est reproduit constamment sous les formes les plus diverses par paroles et par écrits " les Français seront bientôt nos esclaves " " Nous prendrons la place des maris dans les ménages européens " " Nous ferons un méchoui des européens ", " Inutile d'intervenir en faveur d'un indigène puni, car nous serons bientôt les maîtres.

II°/ - ACTION INCONSCIENTE DE LA PRESSE

          Il est indéniable que certains organes de presse inspirés par des sentiments d'humanité ou par des théories politiques d'ordre général, ont alimenté plus ou moins inconsciemment la propagande nationaliste.

          Les uns l'ont fait en traînant, dans la boue les pouvoirs publies, en stigmatisant les agissements des européens "exploiteurs et affameurs " des musulmans. Ceux-là ont discrédité l'autorité française aux yeux des indigènes et semé la méfiance à l'égard des pouvoirs publics et attisé la haine des Français,

          Les autres ont insisté souvent avec beaucoup d'exagération sur la misère des indigènes, oubliant, de faire ressortir la misère des Français de la Métropole et laissant croire aux musulmans d'Algérie qu'ils étaient seules victimes et qu'on les abandonnait à leur sort. Or les régions où les émeutes ont éclaté sont des régions particulièrement riches et les approvisionnements en denrées de toute nature réduisent à néant la théorie du mobile de la famine et de la misère.

          D'autres enfin, pour faire de l'opposition ou pour développer des théories nettement démagogiques, allaient jusqu'à soutenir en partie des revendications abbassistes ou à préconiser des solutions impossibles aux problèmes musulmans, ne faisant en cela qu'ajouter à la confusion générale et à la méfiance des indigènes à notre égard.

          La campagne menée par certains journaux de la Métropole contre les autorités françaises en ,Algérie, les colons, certaines notabilités indigènes, encourage les indigènes à se dresser contre l'autorité et plus particulièrement contre tout ce qui est français.

III°/ - VILLES SUR LESQUELLES CES GERMES ONT PROSPÉRÉ

          Il convient d'insister sur le fait que la presque totalité des populations musulmanes a été atteinte par la propagande nationaliste, ce terme impliquant l'association des A.M.L., des P.P.A et des Oulémas, dans les différentes formes qu'adoptait cette propagande, savoir :
          Politique, religieuse, raciale et sociale.

          A Bône, à Duzerville, Mondovi, Duvivier, Guelma, Millésimo, Petit, Souk-Ahras, Montesquieu, Gambetta, on peut estimer â 30% de la population musulmane, la proportion de ceux qui inconsciemment suivaient ce mouvement.

          Une seconde fraction de 30% s'y était ralliée, soit par ignorance partielle des buts du mouvement, soit, par solidarité musulmane, soit par une espèce de snobisme.

          Quant à la dernière fraction de 40%, il serait vain de la considérer comme francophile. Son attitude, faite de complicité tacite au cours de l'insurrection, permet plutôt de l'intégrer dans une masse d'attentistes qui se seraient ralliés aux nationalistes si leurs efforts avalent été couronnés de succès.

          Tout au plus peut-on en distraire une proportion de 10% qui, par respect de vieilles traditions familiales, était restée malgré tout plus ou moins fidèle à l'administration.

          Dans les campagnes, les plaines du littoral étant mises à part et devant être considérées comme les banlieues des grandes villes, la discrimination apparaît plus simple.

          Les populations rurales s'étaient fait inscrire dans la proportion de 40% environ. Toutefois une majorité a été ralliée par les procédés plus ou moins honnêtes et surtout par la propagande religieuse et anti-française.

          Etant donné que le recrutement se faisait publiquement, souvent sous l'oeil impuissant du caïd, parfois avec sa complicité, on comprend que ces montagnards ou fellahs ignorants, se soient laissés entraîner. Ce n'était, pas à eux à se défendre contre une telle propagande, c'était à nous, Français, de les en préserver. Beaucoup ont considéré notre silence comme une approbation.

          Cependant une minorité de 10 % sur la proportion ci-dessus indiquée, peut être considérée comme parfaitement consciente. C'est elle qui fut à la base du recrutement insurrectionnel rural.

          Quant à la masse, elle attendait et nous ne devons garder aucune illusion sur son attitude si l'insurrection avait triomphé.

          En ce qui concerne les communautés mozabites des villes, si elles ont au début financé dans une certaine mesure les Oulémas, elles n'ont jamais pactisé avec les A.M.L. et peuvent être considérées comme étrangères au mouvement insurrectionnel.

IV.- . EXTRAITS DES RAPPORTS PRÉCEDEMMENT ÉTABLIS

          Les archives se trouvant à la Subdivision à Bône, ils seront envoyés ultérieurement.

V.- INDICES IMMÉDIATS

          1°/ - A partir du 15 Avril, des pancartes séditieuses et des drapeaux nationalistes sont confectionnés et entreposés dans les médersas ou les locaux des scouts.

          2°/ - Le 1er Mai, un essai est tenté et des cortèges défilent à Bône, Guelma, Souk-Ahras, La Calle, Mondovi, en portant des pancartes séditieuses.
          Le 3 Mai, à l'occasion des manifestations organisées en l'honneur de la prise de Berlin, un deuxième essai du même genre est tenté.

          3°/ - Les 5, 6 et 7 Mai, dans la plupart des centres urbains, de nombreuses domestiques indigènes demandent un congé de quelques jours pour aller à la campagne.

          Les indicateurs habituels se font plus pressants et insistent sur le fait qu'il va y avoir quelque chose.

          Dans les campagnes, les gros propriétaires indigènes envoient leurs familles dans la montagne.

          On relève quelques cas isolés de khammès disant à leur patron : " Vas à la ville, il va y avoir quelque chose de mauvais ".

          4°/ - A Guelma, le mardi est le deuxième jour du marché. Habituellement, à partir de midi, les indigènes commencent à regagner leurs douars. Le mardi 8 Mai, ils restent en ville, mais aucun d'entre eux ne participe à la manifestation de la Victoire.

VI - PLAN DE L'INSURRECTION DE GUELMA

          En se basant, sur le déroulement, des faits, les itinéraires des insurgés et les résultats obtenus par eux, on peut reconstituer approximativement le plan d'insurrection tel que les rebelles se proposaient de l'appliquer et tel qu'ils l'ont appliqué en partie.

           A/ - EFFECTIFS INSURGES

          1°/ - Membres des A.M.L. & P.P.A. de Guelma ville et leurs sympathisants. Ce noyau était te cerveau de l'insurrection.

          2°/ - Groupes de chocs venant de Khenchela, Sédrata, Tébessa, Aïn-Beïda. Chacun de ces groupes était à effectif d'une dizaine d'hommes pourvus d'armes de guerre, presque tous constitués par de jeunes gens de 18/20 ans et très fanatiques,

          3°/ - Eléments actifs des centres ruraux et, des douars de la région de Guelma.

          4°/ - Eléments sympathisants et disparates : nomades, hors la loi, fanatiques, guidés surtout par la haine du roumi et l'attrait du pillage.

           B/ - OPÉRATIONS

          Le 8 Mai, l'insurrection doit éclater à Guelma ville. Les insurgés doivent occuper la cité ou, tout au moins, les centres vitaux,

          Pendant ce temps, les groupes de choc étrangers doivent ratisser toutes les vallées convergeant sur la ville et faire boule de neige en semant, la terreur.

          Le 9 Mai, ayant, au passage coupé toutes communications de la ville avec l'extérieur, les rebelles doivent faire leur liaison à Guelma avec ceux chargés de créer l'agitation à l'intérieur, soit pour achever l'occupation de cette ville, soit pour s'y regrouper.

          Le 10 Mai, marche sur Bône afin d'y opérer la liaison avec les insurgés bônois, s'ils avaient réussi leur mission, et, dans le cas contraire, les y aider.

          Ces deux régions essentielles stratégiquement étant occupées, des directives plus générales étaient attendues en considération des résultats locaux obtenus et du développement de l'insurrection dans les autres régions.

          Il est d'ailleurs certain que si l'insurrection avait triomphé les 8 et 9 Mai, les centres d'Oued-Zénati et Souk-Ahras auraient suivi le mouvement.

           C./ - ARMEMENT

          Très insuffisant. Les armes de guerre, amenées d'ailleurs de l'extérieur, sont rares, peut-être une centaine. Les mitraillettes sont en très petite quantité. Tout au plus peut-on les évaluer à une dizaine.

          Un quart à peine des insurgés a des fusils de chasse. Il est vrai que les cartouches tirées sont, â grosse chevrotine.

          La masse est armée de couteaux, rasoirs, sabres, massues, haches, etc.

VII./ -FAITS CARACTÉRISTIQUES

          1°/ - Choix du jour de l'Armistice ; ce jour a été choisi d'abord en raison de la confusion qui règne toujours lors des grandes manifestations, ensuite pour frapper l'imagination.

          2°/ - Simultanéité des émeutes dans les gros centres. Si des centres comme Oued-Zénati et Souk-Ahras n'ont pas bougé, il faut attribuer cette carence à une défaillance ou à un manque de liaison, mais ces deux villes étaient certainement prévues dans le plan initial.

          3°/ - Doigt levé des manifestants. Il serait fallacieux de considérer ce geste comme un simple signe de ralliement ou de protestation, c'est bel et bien le signe connu pour le déclenchement de la guerre sainte, qui a toujours une forte emprise sur les masses musulmanes.

          4°/ - Présence d'éléments étrangers venant des hauts plateaux et du sud. A signaler également une permutation des éléments actifs locaux: les meneurs d'un douar opèrent dans un douar éloigné et vice versa,

          5°/ - Complicité passive de la quasi totalité des populations et de certains caïds ou chefs de fraction. Aucun geste spontané, ni avertissement, aucune information permettant; même en dernière minute, de prendre les mesures nécessaires.
          Des caïds et des notabilités musulmanes, élus, cadis et muftis ne viennent que plusieurs jours après le commencement des émeutes, faire du bout des lèvres des protestations de réprobation des atrocités commises et de fidélité à l'autorité française. Certains doivent être même convoqués par les autorités préfectorales.
          Dans le même ordre d'idées, à noter la passivité écoeurante des caïds, présidents de djemââ, kebars et ouakafs, dont la majorité était certainement initiée et qui ont observé.

          6°/ - Richesse des régions insurgées. Cette constatation fait écarter l'excuse invoquée de la famine et de la misère,
          Au cours des opérations de police dans les mechtas, les silos découverts étaient toujours bien garnis et les mézoueds de beurre et de semoule abondaient. Le café, le sucre, l'huile, les céréales ainsi que les tissus ont été trouvés en quantités importantes.
          Le bétail errant dans les campagnes est, abondant et les individus arrêtés ou tués étaient presque toujours porteurs de grosses sommes d'argent,

          7°/ - Armement insuffisant des insurgés en armes de guerre. C'est là certainement la raison majeure, qui, jointe à une intervention rapide de certaines autorités et des troupes, permit à l'autorité française d'éviter un désastre.
          De tout ceci, il ressort un fait caractéristique : affaire bien montée, mais dont l'échec résulte d'un manque de synchronisation et de l'ardeur de certains éléments à précipiter le déclenchement - technique dans l'exécution : destruction des moyens de liaison (lignes téléphoniques), des moyens d'éclairage et d'énergie électrique, des voies de communication (rails déboulonnés, ponts routiers détruits) - des conduites d'eau. - Il semble bien que cette technique de l'insurrection ait été acquise par l'affiliation de certains éléments indigènes au parti communiste, dans le but unique de la connaître et l'assimiler.
          A noter aussi le rôle actif des scouts musulmans, servant d'agents de liaison pour porter les consignes et le mot d'ordre, surtout dans les grands centres.
          Caractère de sauvagerie fanatique des émeutiers, pillant, brisant tout, s'acharnant sur les corps de leurs victimes par des mutilations innommables, violant femmes et jeunes filles, les traitant comme des esclaves.

VIII.- CONCLUSION.

          Dans la région de Guelma, l'attitude ferme des autorités a ramené dans les esprits un respect salutaire de la souveraineté française.

          De plus, l'élimination massive de la plupart des cerveaux nationalistes et des meneurs a brisé pour longtemps toute velléité d'insurrection.

          Par contre, dans la région de Bône, l'indigène demeure hostile et insolent. On sent qu'il s'est replié sur lui-même mais qu'il n'a pas renoncé.

          Les témoignages de ce non renoncement sont donnés chaque jour. C'est ainsi qu'on entend ou qu'on lit les consignes suivantes
          " L'affaire a raté, mais on la reprendra... "
          " Pour le moment attendre, la force militaire ne restera pas toujours et les roumis vont bientôt se dégonfler ".

          L'arrogance, l'insolence subsistent surtout chez les jeunes dont le fanatisme est loin d'avoir désarmé.

          Quant aux mesures propres à ramener et à maintenir le respect de l'autorité, elles échappent au cadre du présent rapport et relèvent d'appréciations gouvernementales. Les principales consistent à:

          - mettre fin à la propagande nocive et anti française faite par une certaine presse et par les tracts distribués clandestinement,
          - rétablissement de l'autorité à tous les échelons,
          - amélioration de la situation et soutien ferme par l'autorité supérieure de ses subordonnés - choix judicieux des détenteurs de toute autorité,
          - maintien intégral et ferme, sans provocation, du principe de l'autorité et de la souveraineté française,
          - éviction des chefs indigènes apathiques, sans autorité, discrédités et qui ont fait preuve de trop d'attentisme,
          - sanction immédiate et exempte de toute faiblesse à l'égard des fauteurs de troubles reconnus.

Guelma, le 4 Juin 1945
Le Colonel MONNIOT Commandant la Subdivision
De Bône et le Groupement Est
Signé : " MONNI0T "