Un témoin raconte

Claude Rovira: "J'avais 22 ans. 47 ans plus tard, je ne me suis pas remis de ces visions de cauchemar"

Ce 20 août 1955, ma femme et moi partons de Philippeville rendre visite à mes beaux- parents qui habitent à une vingtaine de kilomètres. Il fait beau et très chaud. Nous empruntons la pittoresque route côtière qui longe une plage immaculée. Au loin scintille la Méditerranée. C'est le paradis sur
terre. Mon beau-père est garde forestier au domaine de Sanadja. Vers midi, un indigène qu'il ne connaît pas l'alerte: un incendie a démarré de l'autre côté de la colline. Surpris que le messager ne soit pas l'un de ses ouvriers, mon beau-père préfère prendre sa moto plutôt que son habituel cheval attelé à une carriole. Cette prescience du danger va le sauver.
Embusqués derrière des arbres, deux hommes tirent sur son passage à feux nourris. Il parvient à filer entre les balles mais pense : "Je ne peux pas revenir en arrière, c'est trop risqué." Il contourne le petit village arabe en contrebas et fonce vers la mine d'El Halia située à 4 kilomètres en amont. Il y connaît des familles amies qui le protégeront le temps de calmer ses esprits. Au détour d'un virage, il croise des dizaines de camions de parachutistes venus du camp Péaux situé à quelques encablures d'El Halia. Il comprend alors qu'un événement grave vient de se produire. Il dé- bouche en trombe sur la place du village qui jouxte la mine. Et là, sous ses yeux hallucinés, s'étale l'horreur.
Indescriptible. Une boucherie. Le sol est recouvert de corps de femmes et d'enfants égorgés. Une femme enceinte éventrée repose à côté de son nouveau-né. Morts. Ils sont tous morts. Au total, on dénombrera 59 tués dont la plupart sont européens. Fou de douleur et de colère, mon beau-père saute de sa moto. Des militaires le maîtrisent et menacent de le ligoter quand il s'empare d'une carabine. La déraison le pousse à vouloir en découdre. Mais les fellaghas, auteurs de la tuerie, se sont déjà enfuis à travers la forêt, poursuivis par les paras. Pendant ce temps, loin de nous douter de ce qui se trame de l'autre côté de la colline, nous attendons son retour paisiblement, quand nous voyons passer deux Jeep qui s'arrêtent à notre hauteur. Les militaires nous apprennent l'insoutenable. Aussitôt, je décide de partir avec eux à la recherche du corps de mon beau-père. L'angoisse nous étreint: il ne fait aucun doute qu'il a péri au moment du massacre, sur la route qui mène à la mine, probablement. Finalement, après de vaines recherches, nous parvenons au village d'El Halia. Et là, je l'aperçois courant d'un blessé à l'autre pour apporter son réconfort. A mon tour,je découvre l'étendue du carnage. De cette vision cauchemardesque, quarante- sept ans plus tard, je ne me suis pas remis.

L'évoquer aujourd'hui noue encore ma gorge. J'avais 22 ans.
A ma surprise, je vois aussi mon frère Fernand, 20 ans, en train de photographier la scène du drame. Assistant photo dans une boutique du centre de Philippeville, il a été dépêché par un journal pour témoigner du premier massacre perpétré par 300 fellaghas contre des Européens. C'est la première fois qu'il couvre un tel événement. Seule une profonde colère l'a aidé à tenir face aux corps suppliciés. Ce sera aussi la dernière fois : le dégoût l'a emporté pour toujours sur sa passion de jeunesse. J'apprendrai par la suite que les 250 familles arabes d'El Halia avaient reçu l'ordre de se soulever contre les 25 familles d'Européens avec lesquelles elles vivaient pourtant en parfaite harmonie. Toutes avaient refusé de s'attaquer à leurs amis. Aussi, Saïd Babouche, le commissaire politique du F.L.N., a-t-il fait appel aux fellaghas de Sétif, distant de 200 à 300 kilomètres, pour rompre radicalement cette entente jugée inadmissible.
Ce 20 août, des assauts de cet acabit ont eu lieu un peu partout en Algérie. Mais aucun n'a atteint cette ampleur, tragique prélude des événements à venir. Peu à peu, l'atmosphère entre Européens et indigènes s'est dégradée. Le F.L.N. avait gagné. Quant à mon beau-père, connu comme l'un des meilleurs fusils de la région, il employait comme jardinier le père de Saïd Babouche. Il a compris plus tard que l'embuscade qui lui avait été tendue émanait directement de Saïd qui lui vouait une haine farouche depuis toujours.
Pour nous, par ce massacre, c'est tout notre univers qui s'est écroulé. Après son service militaire dans l'armée, où il faisait des tirages noir et blanc, mon frère a remisé ses objectifs. Quand nous avons pu enfin évoquer ensemble ce drame, il y a seulement six mois, il m'a dit : "C'est le pire souvenir de ma vie..." Tout comme pour moi.

Paris Match N°2578 4 avril 2002


Lors de l'enterrement à Philippeville, des victimes du massacre d'El Halia, sous le coup de l'indignation, le parent d'un supplicié détruit les gerbes offertes par le résident général alors que le maire arrache les inscriptions des couronnes officielles.

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Mis en ligne le 20 août 2005